Roman français
Gilles Leroy, Goncourt en vue
13 octobre 2007
Aimer Soleil noir, L'Amant russe, Champsecret, de Gilles Leroy... la belle affaire, déjà tout un bonheur. Alabama Song est encore meilleur.
L'écriture de Gilles Leroy est formidablement séduisante, vivante, forçant l'émotion, sa passion remplissant des phrases gonflées de souffle. Ses
pages se retiennent d'exploser. Comme au bord du vide on ressent le danger. Il a quelque chose de l'Amérique vitalisée par ses lettres puissantes, dans ce verbe arraché. Une puissance tellurique,
tempétueuse et naturelle, un entêtement à dire une façon de vivre aux extrêmes, une arrogance bâtie à l'arraché.
Leroy a choisi de raconter Zelda Fitzgerald, coqueluche des années folles, née en Alabama, danseuse, peintre et écrivaine. Mais surtout, folle de Scott, un bel écrivain homosexuel qu'elle avait
épousé pour leur amour partagé, mais dont elle ne mesurait pas qu'il serait fait de haine et de compétition. Elle serait sa muse, oui, mais détraquée, osant n'importe quelle transgression pour
glorifier son époux génial, son couple, et accroître leur notoriété.
Le prix fort
Alabama Song est écrit de l'intérieur, d'une voix féminine, hyper-sensible. Dans la folie scrutée, la passion Fitzgerald, déclinée dans un combat entre les deux créateurs, montre qu'ils étaient plus
épris de la vie que de leur art. À moins qu'ils n'aient conçu l'art que pour sa démesure, leurs actes, avec leur mise en scène décuplée dans l'alcool et les drogues, multipliaient les mots. Il serait
question de la vie excessive au volant, des plongeons et des électrochocs.
Secousses électriques. Elles sont là, dans les mots de Leroy. On y retrouve Zelda, inspiratrice et trésor de l'écriture fitzgéraldienne. On y devine l'autre réussite — celle de son double masculin,
si dissemblable et tellement trop pareil. L'ombre mal décalquée, le mari, amant juste le temps de lui faire une fille, Patty, s'entiche d'hommes peu scrupuleux, prédateurs sans classe et sans
vergogne. Ils vampirisent le couple. Elle sombre dans la lutte inégale.
Zelda n'y résiste pas, marionnette bouillante, quoique la folie soit son sort quotidien. À New York, à Paris, en Suisse, ou de retour en Alabama, cloîtrée dans son cabanon, près des bras de sa grosse
nourrice, elle subit ce qu'elle a cherché et choisi, la grande excitation impayable. Comme June d'Henry Miller, à qui pensera qui a lu La Crucifixion en rose et les deux Tropique de Miller.
C'est une époque folle, qu'affichent les magazines en une. Ce succès brûlant, éphémère, va mal à la littérature qui dure. Fitzgerald le magnifique le sait, sangsue et prédateur de la matière vivante
qu'est Zelda, proie exceptionnelle. L'amour aura fait ce qu'il pouvait. Elle se bat en tigresse, la menue danseuse sur pointes, jusqu'à ce que ses pieds soient massacrés. L'art lui est un pain aussi
nourricier que l'air. Et Leroy nous la restitue avec brio, sans rien de banal, suggérant tout de l'intérieur, son âme déchirée, écorchée vive.
Peindre le narcissisme
Puisse Paris récompenser cette plume enchantée! Documentée et inventive, hyper-sensible, enthousiaste et compatissante, la fiction de Leroy tient en une somme de fragments, des épisodes brefs. La
lecture rapide est facile. On ne touche pas ici à l'inspiration puissante des écrivains américains de la génération des Faulkner, McCullers, Fitzgerald et Miller: la prose poétique de Leroy en capte
la quintessence.
Alabama Song. Cette complainte de l'amour, ce blues, doit son titre à Brecht. Sa poésie se replie sur les lieux que Leroy visite pour retrouver Zelda, sur la correspondance qu'il dépouille, sur les
revues américaines qu'il consulte. Ses sources sont évoquées à la fin. Romancier, oui, il invente des scènes, comme les rencontres de Zelda avec son aviateur chéri, puis avec René Crevel, grand
suicidé surréaliste. Mais il équilibre aussi ce qu'une prose américaine de ce temps-là eût sans doute fait couler, la jouissance de cette mâle démesure, emportée sur les délires de l'alcool, sur ses
mots ultralucides, une fois à jeun et au bord du manque. Il cerne une santé américaine exceptionnelle, en quelque sorte.
Leroy épure. Zelda la Salamandre est ici gracile, énergie aiguë et perturbée, intelligence extrême, quasi désincarnée. Mauvaise mère, épouse sans limite, déniant toute règle et bienséance, accourant
à la seule perspective de l'idéal, insensible à la douleur à force de volonté, Zelda est l'incarnation d'un moi introjecté dans le talent de Scott. Lui? Un pervers, un génie, son bourreau, autre
amateur des états-limites qu'atteignent les grands suicidés. À peine ces états de profondeur paradoxale les retiennent-ils, ensemble ou séparés, dans leurs activités d'artistes. Le plaisir de jouir
est éphémère et mortel.
La muse au corps vif, née à Montgomery, Alabama, vit jusqu'à ses 47 ans, où, lors d'une session d'enfermement, à l'hôpital psychiatrique d'Ashville, en Caroline du Nord, un incendie se déclare. Les
patientes sont cadenassées. Aboulie, psychasthénie, ce sont les mots savants qui l'ont décrite, une fois Scott Fitzgerald mort.
Ceux de Leroy sont autres. Ensorcelants. Tout d'emprunts mais dédiés à un homme aimé. Ce roman a-t-il satisfait l'acteur dans l'auteur, identifié au rôle de Zelda? Gifle à Brecht! Zelda prête sa
folie ouverte et généreuse, par-delà sa mort. C'est magique. Voyez la salamandre éclatante disparaître dans les flammes d'Alabama Song.
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Alabama Song, Gilles Leroy, Mercure de France
Paris, 2007, 192 page